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Fernand Bordin 

30 juillet 2022, Fernand est emporté par une saloperie de maladie

Fernand Bordin

   Alors qu'elle exige le silence, la mort appelle toujours les épithètes louangeuses.

   Pour l’ami Fernand, ce frère que j’ai eu l’honneur d’initier, je romps  ce même silence qui le caractérisait dans toutes les interventions pénales que nous avons conduites ensemble, avec «  Droits & Liberté ». Fernand observait et écoutait, sans que son visage trahisse un quelconque jugement de valeur. Quelle que fut la situation, je l’ai toujours connu impassible, préférant toujours se taire devant celles et ceux qui prétendaient « savoir ».

   Né dans la cité ouvrière Curel de Moyeuvre-Grande, qu’il a quitté en 1985 (ces cendres ont été déposées au cimetière du Curel), Fernand avait intuitivement compris que les inégalités sociales sont l’essence d’une société qui exige de chacun d’entre nous de « paraître ». Conscient de cet état de servitude involontaire, il avait rejoint celles et ceux pour qui il est impossible de supprimer ces inégalités, en ayant recours à des institutions qui ne sont que les outils de ce système.

   Lucidement, Fernand avait admis que nous subissons, tout en construisant inconsciemment nos propres croyances, un « système de pensée magique » qui organise juridiquement, historiquement et subjectivement notre cadre de vie, en nous exonérant de toute responsabilité sociale par le « chacun pour soi ».

   Fatalement, il en avait conclu que si ce monde doit être changé, ce n’est pas seulement parce qu’il n’est pas très joli-joli, ce n’est pas parce qu’il ne correspond pas à nos aspirations idéales de fraternité, c’est parce que ce monde-là mène l’espèce humaine à sa disparition.

   La mort de Fernand, on ne l'accueille pas. On ne la réduit pas. On ne la comprend pas. On fait avec jusqu’à mourir à notre tour, puisqu’il nous est impossible, par la pensée, de faire plus que de tourner autour de ce dilemme. Or, c’est l’ignorance dans laquelle se trouve chacun d’entre nous de la longueur exacte de sa destinée qui donne à chaque vie son mystère, sa fiabilité, sa valeur.

   Le bel ouvrage de Fernand est son livre (en édition), d'après une enquête de deux de ses nièces, Céline et Elise : Fleurette, Une famille française dans la tourmente nazie. Sa construction littérale mène à une phase particulière de la vie, celle où l’être humain devient conscient de sa nature lumineuse, ce qu’en langage alchimique nous appelons l’ œuvre au blanc

   Je lui dédie une de mes traductions libres d’un texte de l’évêque Augustin d’Hippone (IVe et Ve siècle de notre ère) Enneratio in psalmiis :

Regardez ces générations d’hommes, de femmes et d’enfants sur la terre comme des feuilles d’oliviers ou de lauriers. Ces arbres conservent toujours leur feuillage.

La terre, semblable à ces arbres-là, porte les humains comme des feuilles persistantes. La terre est pleine d’hommes, de femmes et d’enfants qui se succèdent, les uns naissent tandis que d’autres meurent.

Cet arbre qu’est la terre ne se dépouille jamais de son vert manteau. Regardez dessous cet arbre : vous marchez pourtant sur un tapis de feuilles mortes. [1]

Fernand méritait plus qu'une étoile posthume

Rue de la bière, il nous manquera.

  [1] Augustin d'Hippone, grand pourfendeur d'hérétiques, ne faisait qu'interpréter une sentence du livre de Qohélet, plus connu sous le nom de l'Ecclésiaste. Alors que tout l'Ancien Testament est animé par une logique linéaire (il y a eu, puis il y a eu, etc...), l'Ecclésiaste est écrit en rupture de la notion de progrès pour emprunter celle d'un recommencement sans fin : la mort est dans la vie, la vie est dans la mort.