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Paysans

Parler du paysan  est-il un anachronisme ?

   Jadis, le paysan travaillait concrètement une matière vivante, végétale et/ou animale, et il produisait en tant que tel des biens de consommation nécessaires à la vie des êtres humains. À la différence de celle de Marie-Antoinette, son activité  était vivante.

Marx a décrit le processus d’appauvrissement des paysans dans le premier livre du Capital (publié en 1867) : « Dans l’agriculture moderne, de même que dans l’industrie des villes, l’accroissement de productivité et le rendement supérieur du travail s’achètent au prix de la destruction et du tarissement de la force de travail. En outre, chaque progrès de l’agriculture capitaliste est un progrès non seulement dans l’art d’exploiter le travailleur, mais encore dans l’art d'appauvrir le sol ; chaque progrès dans l’art d’accroître sa fertilité pour un temps, un progrès dans la ruine de ses sources durables de fertilité. […] La production capitaliste ne développe donc la technique et la combinaison du procès de production sociale qu’en épuisant en même temps les deux sources d’où jaillit toute richesse : la terre et le travailleur. »

   Cela fait un moment que le capitalisme a empaillé ce paysan-là et l’a remisé dans les galeries de ses Jardins ethnologiques.

    Majoritairement, il n’existe plus que des « exploitants agricoles », qui exploitent, en effet, une matière considérée comme morte, et dont ils empoisonnent et détruisent les derniers vestiges organiques. Leur seul objectif est de produire en quantité aussi massive que possible des marchandises, qui, lorsqu’elles le sont encore, ne sont consommables (n’ont conservé une valeur d’usage) que tout à fait accessoirement. Le paysan est effectivement devenu un travailleur comme tous les autres. C’est-à-dire que son activité s’est réduite à une abstraction économique émancipée de la vie.

   Bref, le monde paysan, que ce soit par choix ou par force, s’est mué en agro-industrie, autrement dit s'est intégralement aligné sur les exigences et les principes de l’industrie capitaliste : produire non pas des conditions d’existence, mais de la valeur au moyen d’un travail devenu radicalement abstrait.

  Notons en passant que le défunt Xavier Beulin, l'ex-patron de la FNSEA (Fédération nationale des exploitants agricioles), est décrit comme un "homme d'affaires, industriel, actionnaire, administrateur et syndicaliste agricole français". Ce représentant-là de la paysannerie n’a sans doute jamais mis le pied sur une bouse de vache, ou alors au Salon de l’agriculture.

  Et ce sur quoi il conviendrait de s’interroger, ce qui importe réellement, c’est ce qui se produit dorénavant dans nos campagnes et dans quelles conditions cela se fait. Car cette activité étrangère à tout souci qualitatif se déploie sans se soucier le moins du monde des dommages collatéraux qu’elle inflige à la nature qu’elle était autrefois censée gérer, et à l’humanité dont elle assurait naguère la subsistance. C’est là qu’il y a de quoi s’affoler. 

  Je trouve également curieux d’avancer que le « paysan » « possède plus ou moins son outil de travail », compte tenu du taux d’endettement de cette catégorie socio-professionnelle, et du nombre de suicides auxquels cette situation donne lieu. L’exploitant agricole est en fait tenu par les couilles par les "banksters", qui, pour lui permettre d’accéder au « progrès » technologique, l’enferment dans un processus extravagant de surendettement interminable dont il ne peut plus s’échapper, et dans un type de production suicidaire à court ou moyen terme, sans quoi il ne bénéficiera plus de subsides. Comme dirait Macron, c’est marche dans cette combine, fait  crever les autres, et crève toi-même.

   Je ne sais que dire des producteurs "bio". (Cette appellation est en soi ahurissante. Elle montre tout ce que nous avons perdu avec nos paysans : nous mangeons à notre insu autre chose que du bio ! On ne sait trop quoi...) Je crains qu'ils ne constituent un marché potentiel destiné à être à son tour complètement industrialisé.

   Il est simpliste d'affirmer que l’État a « étranglé la paysannerie ». Il a, disons, accompagné le mouvement d’absorption de la paysannerie par le capital, comme il fait de toutes les activités humaines, non parce qu’il est aussi « mauvais " que l'étrangleur de Boston, mais parce que c’est sa raison d’être.

   J'ai omis (entre autres choses, car c'est pas vraiment ma spécialité!) de faire état de forces objectives qui pèsent massivement dans le sens de l’abstraction du travail agricole :

La PAC qui, par le biais de ses allocations, détermine anonymement des choix de production indépendants de toute nécessité autre que financière ou purement administrative (en Provence : une année la vigne, une autre, la cerise, une autre la lavande) et l’abandon de la polyculture traditionnelle (donc l’appauvrissement des sols), etc.

La grande distribution, dont la politique de prix et les choix marketing tirent incessamment la qualité de la production vers le bas (critères de calibrage, d’esthétique, au détriment du goût et de la valeur nutritionnelle des produits).

L’industrialisation forcenée du traitement des produits mis sur le marché (apports chimiques, appauvrissement pour multiplier leur exploitation sous toutes les formes), etc.

- L'Etat et ses forces aux ordres. Jérôme Laronze, un paysan de 37 ans, a été tué par un gendarme le 20 mai 2017 à Sailly, en Saône-et-Loire. Trois balles l’ont atteint, une de côté et deux de dos, alors qu’il s’échappait au volant de sa voiture. Il était recherché depuis le 11 mai 2017 : ce jour-là, l’administration venait lui retirer ses vaches et il avait pris la fuite.

Correction : Gérard Dressay de la Boufette

NB : Maintenant, c'est officiel : ne dites jamais agriculteur

En avril 2019, le ministre de l'Agriculture ordonne aux préfets de lancer des observatoires de l'agribashing dans tous les départements. Il faut défendre les maheureux agriculteurs accusés de tous les maux ! Six mois plus tard, Castaner crée avec la FNSEA la cellule nationale de suvi des atteintes au monde agricole, baptisée Démeter. A charge pour les pandores de centraliser les enquêtes et le renseignement sur les " atteintes au monde agricole".

    La cellule, une dizaine de gendarmes, annonce "deux atteintes par heure". Il suffit que le terme agriculteur apparaisse dans la plainte.

Le mardu 1 février 2022, le tribunal administratif a demandé au ministre de l'Intérieur « de faire cesser les activités de la cellule nationale de suivi des atteintes au monde agricole qui visent à la prévention et au suivi "d’actions de nature idéologique” dans un délai de 2 mois », sous astreinte de 10 000 € par jour à expiration du délai.

Nous voulons des paysans

   Nous avons tant besoin de paysans. Officiellement, ils ne sont plus que 430 000, alors qu’ils étaient encore 7,4 millions en 1946. Beaucoup seront partis à la retraite sous trois ans, et ne seront pas remplacés. Seront-ils demain moins de 150 000, rescapés au milieu d’un désert de machines et de détresse ? Sur une planète dévastée par la crise climatique, la mort des oiseaux et des insectes.


   Nous avons tous cru que le glorieux travail de la terre pouvait être remplacé par le pétrole, les engins et la chimie. Nous, paysans et non-paysans. Cette vision nous a conduits dans une impasse. Un système absurde, celui de l’agriculture industrielle, nous prive de tout avenir commun. Des paysans endettés se suicident, les sols meurent, des maladies chroniques surgissent, la société se détourne de produits qu’elle ne veut plus manger.


   Il faut donc changer. Nous voulons de grandes retrouvailles entre les paysans et tous ceux qui ont oublié leur passé. Nous voulons que l’immense énergie mise au service de l’industrialisation des campagnes serve aujourd’hui à reconstruire ce pays autour d’un seul mot, celui d’espoir. La France manque de millions de paysans heureux, fiers de nourrir la société tout en retrouvant l’harmonie avec la nature.

   Seule leur présence permettra de faire face ensemble au grand défi climatique et à l’effacement de la biodiversité. Au passage, des milliers de petites villes et de villages ne seraient plus les oubliés des services publics, des transports, et de l’avenir. Il s’agirait aussi d’une révolution calme, bénéfique à l’équilibre spatial et psychique de tous.

   Et c’est pourquoi nous voulons un plan de sortie de l’agriculture industrielle en dix ans. Il impose des investissements publics massifs, que nous estimons à 200 milliards d’euros au total, soit vingt milliards par an. La crise du coronavirus montre qu’on peut mobiliser des budgets colossaux pour des causes bien moindre. Dans ce temps si bref, ce plan permettra à tous les paysans de le rester, et d’évoluer dans la direction souhaitée par la société. Mais il aidera aussi à installer un million de jeunes et moins jeunes, qui deviendront paysans en accédant à une terre que la spéculation foncière leur refuse.

   Ce nouveau contrat social doit permettre de produire des aliments de qualité pour tous, sans pesticides, et de les vendre dans des circuits rémunérateurs et stables. L’objectif est fou, mais il est surtout réaliste. Ce qui serait fou, c’est de continuer sur la voie de la destruction des écosystèmes. De sacrifier la santé publique. D’ignorer les signaux qu’une planète exténuée nous envoie chaque jour. Il est temps de se lever et d’annoncer ce que nous voulons vraiment. Car il y a un chemin, et nous allons le parcourir. Ensemble.

8 octobre 2020

Vivre et non survivre ! 
Soutien à l’agriculture paysanne

Publié le 24 janvier 2024

    Les actions et blocages en cours sur une partie du territoire révèlent le malaise profond qui traverse le monde agricole. Il est principalement lié aux difficultés qu’ont les agricultrices et agriculteurs à vivre décemment de leur travail. 

    Comment cela est-il possible alors que les prix en magasin des produits alimentaires ont augmenté fortement ces dernières années, prenant toujours plus de part de nos salaires, surtout pour les bas revenus ?

    Cette situation est la conséquence directe du modèle de développement ultra-libéral mené par la France et l’Union Européenne centré sur l'industrie agro-alimentaire et la grande distribution qui dégagent de grosses marges et accentuent l’inflation. Et ce sont les agricultrices et agriculteurs,captifs et captives de ce système concurrentiel, qui doivent produire toujours plus pour survivre en remboursant les emprunts de financement (matériel, terres…) dans un cercle infernal qui mène de trop nombreuses fois au suicide. Cela renforce la pression sur l'utilisation de produits chimiques. Tout cela accélère également la diminution du nombre d'exploitations agricoles et l’accaparement des terres, notamment par de grands groupes et multinationales tels que LVMH.

La production agricole est dès lors vue comme un “business comme un autre ». Dans ce modèle inégalitaire, des gros patrons et des actionnaires se gavent, en particulier de subventions, pendant que des petits triment et meurent . En France, les gouvernements se suivent et renforcent ce système qui marche sur la tête : la destruction et l’appauvrissement ici provoque la destruction de l’agriculture dans les pays les plus pauvres accélérant exodes ruraux et migrations par le jeu des exportations dans le monde entier de produits à bas coûts, car subventionnés.

La mobilisation actuelle, qui existe également en Europe (Pologne, Allemagne, Pays-Bas…) et qui va peut-être s’étendre, révèle l’impasse de ce mode de production capitaliste. Si le gouvernement a peur et laisse totalement faire les blocages et dégradations, là où les militant.es des mouvement sociaux et écologistes sont habituellement violemment réprimés, c’est pour la place particulière des paysan.nes dans notre société, par le poids des lobbys patronaux comme la FNSEA et la construction de clientèles électorales. Les réponses populistes qui risquent d'être apportées contre “les normes environnementales” par exemple, du gouvernement à l’extrême-droite, ne feraient qu'accentuer la fuite en avant.

Au contraire, il faut prendre des mesures pour que les paysan.nes puissent vivre correctement : aucun produit agricole ne doit pouvoir être acheté en dessous de son prix de production. La façon dont est élaborée la nourriture, l’impact sur les populations et sur l'environnement doit être pris en compte. Il est même possible de créer de nouveaux droits.. Notre Union questionnera la sécurité sociale de l’accès à l’alimentation pour la population lors de son prochain congrès.

Pour l’Union syndicale Solidaires il faut sortir des traités internationaux de libre échange qui détruisent l’agriculture paysanne. C’est l’enjeu de la relocalisation en France des productions agricoles avec le maintien d’une agriculture paysanne plus sobre en transport et intrants. Nous pouvons changer de modèle et aller vers la création de centaines de milliers d'emplois dans le monde paysan, tout en répondant aux enjeux environnementaux majeurs.

Avec l’Alliance Écologique et Sociale, Solidaires porte notamment l’idée de construire une véritable démocratie agricole et alimentaire transparente, de gagner le même droit pour tou-te-s à une alimentation saine et de qualité tout en renforçant la souveraineté alimentaire.

Dans cette mobilisation, nous sommes aux côtés de la Confédération paysanne. Ces questions nous concernent toutes et tous : la production de nourriture et de produits alimentaires est essentielle à nos vies !

On marche sur nos têtes !

25 janvier 2024

   J’aime le slogan mais moins la FNSEA. Elle est dirigée par un Rousseau qui n’est pas Jean-Jacques mais Arnaud, céréalier et président d’Avril Gestion, 4e groupe agroalimentaire français : c’est un peu comme élire Carlos Ghosn à la tête de la CGT chez Renault. Associée aux Jeunes Agriculteurs à l’origine du mouvement, la FNSEA a largement contribué à l’interrompre en décembre après avoir obtenu du gouvernement qu’il renonce à la hausse des taxes sur les pesticides et l’irrigation : on marche sur nos têtes ?

   Toujours est-il que les syndicats, FNSEA en tête, sont désormais dépassés par l’ampleur du mouvement et la puissance d’un slogan qui exprime un désarroi profond face aux paradoxes de notre temps : comment concilier modèle agricole et nécessité environnementale ? Comment éviter fiscalité écologique punitive et non-respect de l’environnement ? Comment trouver un langage commun entre Lilliputiens des champs et géants de l’agro-business, bouseux et bitumeux, écolos et productivistes ? Mais surtout, surtout, comment parler de la terre que remuent les paysans quand on ne l’a jamais retournée, fût-ce à la recherche d’un lombric ?

  Le philosophe Michel Serres avait appris dans son enfance à travailler la Garonne avec son père, la terre agenaise avec sa mère. Il s’était exprimé à l’Unesco sur la condition paysanne – c’était en 2002 : “Avant tout, je dis aux paysans que je les plains, sans la moindre condescendance. Ils font un métier difficile, encore plus difficile qu’il ne l’a été autrefois, même s’il est devenu aujourd’hui moins pénible, un des métiers les plus difficiles avec celui d’enseignant et celui de médecin. Ces trois-là œuvrent sur le long terme, ils aident les humains à se forger un avenir. Cependant, ils agissent dans un monde manœuvré par les hommes du court terme.” Dix ans plus tard, il notait avec regret qu’un enfant d’aujourd’hui “n’a jamais vu veau, vache, cochon ni couvée […] Il ne vit plus en compagnie des vivants”. 

   Il se creuse d’abord là le fossé avec des agriculteurs qui, à raison, se plaignent à la fois d’un manque de reconnaissance et d’une perte de sens. On marche sur la tête si l’on perd ce lien organique de l’enfance avec les ombilics d’une motte de terre, les dytiques d’une mare ou les mûres d’un roncier. Ou plutôt, on oublie qu’il y a une autre façon d’être au monde. “Celui qui marche sur la tête, remarque le poète Paul Celan, il a le ciel comme un abîme sous lui.” Il suffit de se pencher sur la flaque d’un chemin forestier pour y voir, et le ciel, et le petit peuple de la boue et de l’eau. L’école buissonnière n’est pas moins importante que celle de la République.

Sven Ortoli - Philosophie Magazine